84 rue Saint Gervais 76000 Rouen 02 35 71 68 43 Contactez-nous
denise-projet-intergenerationnel

Denise - projet intergénérationnel

9 June 2023

Cette année, dans le cadre de la Formation Humaine et Chrétienne au lycée, un projet intergénérationnel a été mis en place en classe de Terminale. Deux binômes de jeunes filles ont accepté avec enthousiasme de participer à ce projet.

De leur côté, deux dames, âgées de 76 et 93 ans ont répondu avec le même enthousiasme ; des rencontres ont eu lieu et ont abouti à ces témoignages de nos jeunes élèves. Je salue l’implication de celles-ci qui a généré beaucoup d’émotion, de respect pour la découverte du vécu d’une époque où tout paraissait si simple, alors que les temps étaient des plus compliqués……

Je remercie Julien Profit de m’avoir permis de vivre cette belle aventure, mais aussi Alice, Emma, Domitille et Soline pour leur soutien sans faille.

F . Fisset

 

Interview de Denise Dufayet

Denise Dufayet à 94 ans, elle a gentiment accepté de répondre à nos questions autour de quelques viennoiseries et d’une tasse de thé. Elle vit maintenant seule à Saint Martin du Vivier depuis que son mari est décédé. Elle était infirmière et a vécu la guerre à l’âge de 10 ans.

 

Pouvez-vous nous décrire comment s’est déroulée votre jeunesse ?

Pour évoquer ma jeunesse, je suis obligée de passer par la guerre. J’avais dix ans quand la guerre est déclarée le 3 septembre 1939. Le premier chamboulement a eu lieu à la rentrée des classes, le 3 octobre, car les enseignants étaient partis à la guerre. Les enseignantes voyaient alors l’effectif de leur classe gonfler. Pour la première fois dans notre école primaire, nous avons connu la mixité. J’habitais alors à la campagne, à Charleval dans un petit bourg de deux mille habitants. Avant il n’y avait aucune communication entre les filles et les garçons et tout à coup nous pouvions échanger. “ Elle ajoute rieuse : “Et les filles étaient meilleures que les garçons ! ”.

 

Et votre père, est-il parti à la guerre ? 

Non, mon père avait fait la guerre de 14 à Verdun, et comme il avait alors dix enfants, six filles et quatre garçons, il n’est pas reparti à la guerre. Il faut savoir que du jour de la déclaration jusqu’au 6 juin 1940, on ne se rendait pas compte qu’il y avait la guerre, à la campagne nous n’avons pas connu les restrictions alimentaires de la ville. Si mon mari était là pour vous raconter la situation dans les villes, il vous dirait que même avec de l’argent on ne trouvait pas à manger. A la campagne, il fallait être ingénieux pour se ravitailler. J’avais une famille modeste : mon père était technicien dans le textile et ma mère s’occupait de nous. Durant cette période difficile, les gens étaient combatifs, nos parents étaient combatifs.

 

Qu’est-ce que vous avez fait comme métier ? 

J’étais infirmière. Je me considère autodidacte. Je me suis présentée au concours d’infirmière à Rouen où j’ai fait mes études.

 

Quel événement historique a eu un réel impact sur vous ? 

Ce sont les bombardements à partir du 6 juin 1940 qui nous ont fait prendre conscience à nous, enfants, que c’était la guerre. On vivait dans l’insouciance. Ce 6 juin, je m’en souviens comme si c’était hier. Mon frère était parti à l’école, je m’apprêtais à sortir avec ma jeune sœur quand nous avons entendu les bombardements. Nous étions affolées, maman nous a mises sous l’escalier, et puis elle a tout de suite pensé à son fils qui était sur la route (il ne lui est rien arrivé). Les bombes sont tombées à 200 m de chez nous. Nous avons pris conscience de la guerre. Quatre jours après, nous sommes partis en exode. Nous avons passé la nuit dans une ferme, les alentours ont été beaucoup bombardés parce qu’il y avait de la résistance. On a vu les Allemands arriver, on a été mitraillés mais ce n’est pas nous qu’ils visaient. Je me souviens de l’herbe coupée par les balles. Nous n’avons pas été blessés et mon père a dit que nous n’avions plus qu’une solution : rentrer à la maison. Le village était occupé lorsque nous sommes arrivés mais nous avons pu rentrer dans notre maison. Les Allemands me faisaient peur mais ils ne nous ont jamais rien fait. Il y a bien eu quelque chose d’assez douloureux à vivre : des jeunes filles sont allées avec des Allemands et ont été rasées ensuite. Nous étions malheureux de les voir comme cela.

 

Est-ce qu’il y avait des Juifs qui ont été maltraités par les Allemands ? 

Non, nous n’avions jamais entendu parler de Juifs avant la guerre. De la part des Allemands, nous n’avons connu aucune violence, excepté un drame. Un jeune homme de 18 ans a tué de sang-froid un père de famille, qui se baladait avec ses quatre enfants. Il a dit au SS qui était en train de tirer avec son pistolet sur des truites que c’était dangereux car ses enfants étaient dans les parages. Après avoir dit cela, il s’est retourné vers sa famille et le SS lui a tiré dans le dos. Outre cela nous n’avons pas vu de violences et, dans notre petit village, nous avons tout de même connu toutes les grandes étapes de la guerre.

 

Quelle est la chose qui vous a le plus marquée dans votre vie ? 

Ce qui m’a le plus marquée dans ma vie est l’éducation de mes parents. C’était une éducation assez sévère, quand on a dix enfants, on ne peut pas les laisser tout faire. On a été habitués au travail assez tôt, en mettant le couvert, en faisant nos lits. Ils nous ont inculqué des valeurs de travail, de respect des autres. Mes parents étaient des gens très disponibles et charitables même si nous n’avions pas beaucoup d’argent. Cette éducation, c’est la base sur laquelle j’ai construit ma vie. Même si j’ai pu faire des mauvais choix, j’ai toujours pu rebondir. J’ai une infinie reconnaissance envers mes parents qui nous ont montré qu’il fallait toujours tendre la main aux autres. Nous allions à la messe le dimanche, mes parents n’avaient pas toujours le temps d’y aller mais pour nous, il n’était pas question de ne pas aller à la messe. C’était une bonne éducation et sur une bonne éducation, on base sa vie. Il y a d’autres choses marquantes dans ma vie comme la naissance de mes enfants mais je pense que cette éducation, c’est l’essentiel. Je pense qu’aujourd’hui, il y a certaines dérives chez les jeunes qui ont certainement manqué d’éducation.

 

Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous choque ou vous dérange dans notre société actuelle ? 

Je trouve qu’il y a beaucoup d’indifférence. On avait des privilèges comme je dis, il y avait des petits commerces, des rencontres possibles, des échanges. En ce moment, on est indifférents, il y avait plus de solidarité avant. Si on prend l’exemple des immeubles, lorsque j’habitais dans un appartement avec mon mari, j’ai été malade trois mois et personne ne lui a jamais demandé ce qui m’arrivait. C’est seulement quand on m’a revue trois mois plus tard que la voisine de palier s’est étonnée.

 

Qu’est-ce que vous pensez des nouvelles technologies aujourd’hui ? 

Le téléphone est un mode de relation intéressant. J’ai un portable avec lequel je me débrouille bien, j’utilise google pour faire des recherches mais, à part ça, je suis nulle. Je n’ai pas d’ordinateur, moi je ne peux pas lire sur Internet, il me faut toucher un livre pour pouvoir le lire. Je continue d’écrire des lettres à la main. J’ai toujours aimé écrire. J’ai vingt-trois cahiers de voyage, le premier je l’ai commencé en 1975. Dans ces carnets, j’ai écrit comment j’ai découvert la France en Camping-Car ou encore mon voyage en Israël.

 

Est-ce que vous regrettez quelque chose de votre vie ? 

On regrette toujours quelque chose, l’impression de ne pas en avoir fait assez. Personne n’a une vie de perfection. Dans les engagements que nous avons pris mon mari et moi, nous n’avons en tout cas rien regretté, que ce soit notre engagement aux Restos du Cœur pendant 15 ans ou aux Petits frères des pauvres pendant 23 ans.

 

Est-ce que le harcèlement scolaire était aussi courant quand vous étiez jeune ?

A notre époque les cours de récréation étaient très surveillées. Je me rappelle qu’il y avait quatre enseignantes : deux qui marchaient dans un sens et deux qui marchaient dans l’autre. D’ailleurs, j’ai un peu honte de vous dire ça mais nous nous étions, avec d’autres copines de mon âge, moquées d’une fille. Directement une maîtresse est intervenue et nous a sermonnées. Même quand il y a eu les classes mixtes, il n’y avait pas vraiment d’incidents, en tout cas pas comme aujourd’hui.

 

Voudriez-vous nous parler de vos petits-enfants ?

Mon petit-fils est Thomas Jolly, connu notamment pour Starmania – l’opéra rock. En 2024, il aura un rôle important à jouer dans les JO de Paris puisqu’il est metteur en scène de la cérémonie d’ouverture. Il m’a déjà mise sur la scène à Rennes. C’était en 2005. Il était en fin de 4eme année et il devait mettre en scène une pièce de son choix : il choisit une photographie de Philippe Lagasse. Elle racontait l’histoire d’un groupe de jeunes qui se retrouvent. Pour mettre en scène ces jeunes, il y avait 7 silhouettes avec une tulle devant eux qui se déplaçaient. En se déplaçant, ils se regardent et finissent par se reconnaître. On comprend qu’ils sont tous morts. A un moment ils se disent qu’ils étaient huit. La 8e c’était moi, je n’étais pas morte. Je devais donc être âgée. C’était un rôle muet, j’arrivais sur la scène, je m’asseyais sur un fauteuil et derrière moi un écran comptait la vie de cette personne sur une musique éblouissante je m’en rappelle c’était : « L’île des morts » de Rachmaninov.

 

Merci Denise, d’avoir répondu à toutes nos questions.

Alice Klodzinski (TF) et Emma Lysimaque (TC)

 

Poème  : Elle s’appelle Denise 

Quand elle m’a souri, j’ai vu la grâce de son visage,

Elle avait l’air si sage, comme quelqu’un qui ne craint plus l’orage,

Denise, évidemment qu’elle ne fait pas son âge,

Comme moi, elle aime écrire, elle en a rempli des carnets de voyage,

Denise nous a conté la France qui s’enlise,

Qui face au danger fait ses valises,

Elle nous a décrit l’atmosphère de la guerre,

De cet homme abattu dans le dos, ce père,

Elle se souvient de ce premier bombardement comme si c’était hier,

Elle nous a parlé de son éducation comme quelqu’un qui est fier

D’avoir connu la sévérité, grâce à cela elle s’est toujours relevée

Pour elle, il n’y a aucun choix que l’on ne peut pas repenser,

Sur cette base, elle a construit sa vie et n’a rien regretté,

Denise, elle est pleine d’humilité,

Elle a souvent offert l’hospitalité dans la plus grande simplicité,

Ce qui m’a le plus étonnée, c’est que malgré la différence des années,

Denise est comme nous, elle a les mêmes appréhensions sur l’avenir

Le climat, la guerre en Ukraine et peut-être celle à venir,

Mais, vous savez Denise, elle n’est pas du genre à spéculer sur ce qui va advenir,

Denise elle vit dans le présent et se désole de nous voir tous indifférents

A la souffrance des autres, à leur détresse, elle nous voudrait plus tolérants

Pourtant, en aucun cas elle nous accuse,

Mais elle nous a raconté une fois où, malade, elle s’est retrouvée recluse

Pendant trois mois chez elle,

Sans qu’aucun voisin ne prenne de nouvelles,

Denise elle sait ouvrir les bras et donner de son temps,

Elle accueillait des enfants espagnols en son temps,

On lui a parlé d’enfants ukrainiens accueillis dans un esprit bienveillant,

Denise, ce sera nous dans plus de soixante-dix ans,

Parce que sans cesse l’histoire se répète,

Quand je la regarde, on se reflète,

Et vous ne saurez pas ma fierté

Si un jour, je finis par lui ressembler.

 Alice Klodzinski

 

Retour aux actualités